Rencontre avec Arnaud Frédéric
À la tête de la direction commerciale de Château Montrose depuis 2022, Arnaud Frédéric incarne une vision précise de son métier : celle d’un passeur.
Fier de ses origines médocaines, fin connaisseur des marchés, curieux et passionné de vin, il défend une approche exigeante et humaniste, où la technique, l’histoire et l’émotion s’articulent autour d’un seul objectif porté par la famille Bouygues : faire sens.
Dans un contexte mouvant, où Bordeaux cherche à renouer le lien avec ses consommateurs, Montrose s’impose comme un modèle de cohérence, entre puissance maîtrisée, engagement environnemental pionnier et fidélité à son terroir.
Qu’est-ce que signifie “transmettre” un grand vin ?
Transmettre, c’est avant tout avoir conscience que l’on n’est que de passage. Le vin, lui, nous dépasse. Il incarne un lieu, une histoire, une famille, une vision. Et quand on a le privilège de porter un nom comme Château Montrose, on se doit d’être à la hauteur.
Mon rôle est de faire rayonner ce vin, d’en porter la voix à travers le monde, sans jamais le trahir. Il faut à la fois rester fidèle à ce que nous sommes tout en s’adaptant aux réalités d’un marché international. Nous sommes le trait d’union entre le travail de la terre et la manière dont ce vin va être perçu, reçu et compris ailleurs.

Comment parviens-tu à préserver ce lien entre excellence, plaisir et consommation du vin ?
À Montrose, nous avons la conviction profonde que le vin est fait pour être partagé, pour susciter une émotion sincère.
Tout part d’une évidence : le terroir. C’est lui qui porte tout le potentiel du vin. Notre rôle c’est de le comprendre, de le révéler, de l’expliquer, de le mettre en lumière. Nous souhaitons créer un lien avec nos consommateurs et il passe par la sincérité dans notre démarche, et par l’envie de transformer l’acte d’achat en un acte engagé. Les Anglais nomment cela “treat” : ce moment où l’on décide de se faire plaisir avec quelque chose qui a du sens et de la valeur. Nous sommes pleinement dans cette dynamique.
Cela implique aussi une distribution sélective avec une approche exigeante et au service de la marque afin de trouver une affinité avec le consommateur. Une forme de précision dans le goût, une curiosité, une idéologie qui fait écho à ce que nous faisons.
Je suis passionné d’automobile, et je vois souvent des parallèles entre notre métier et celui de marques comme Porsche. Prenez la GT4 par exemple. C’est un Boxster avec un moteur de GT3, un bijou de technologie, de légèreté, une vraie démonstration de savoir-faire. Et pourtant, aujourd’hui, ces voitures ont tellement pris de valeur qu’elles ne roulent plus. Leur prix explose à peine sorties du garage. Elles deviennent des objets spéculatifs et disparaissent des radars pour être dans des garages. Une voiture comme celle-là, est faite pour rouler, pour être vécue. Sinon, on manque complètement le but du produit.
Je prends cet exemple car, avec toutes les nuances nécessaires, c’est ce que je ressens parfois pour certains vins. Ils disparaissent d’une certaine réalité du marché, enfermés dans une logique de collection ou d’investissement. C’est tout ce que nous essayons d’éviter. Nous veillons à ce que nos vins soient bus, consommés, appréciés. Le vin est un lien, pas une relique. Trouver cet équilibre n’est pas toujours simple.
Quel a été, selon toi, l’impact de la famille Bouygues depuis leur arrivée à Château Montrose ?
Il a été immense. Martin et Olivier Bouygues ont apporté une vision. Une ambition très claire, portée par des moyens à la hauteur de leurs exigences, mais aussi une approche très respectueuse de l’existant. Ils ont écouté, observé, puis investi là où il fallait. Pour veiller à cette continuité, Charlotte Bouygues, fille de Martin Bouygues, est présente chaque semaine et conduit avec Pierre Graffeuille, Directeur Général, l’ensemble des propriétés de la famille.
Aujourd’hui, la totalité du vignoble est conduite en viticulture biologique et en agriculture régénératrice.
Selon moi, ils ont su allier la modernité, leur responsabilité, à l’âme d’un grand cru.
Peux-tu détailler l’engagement environnemental à Montrose ?
L’écologie avec le respect de la nature est le point de départ. Mais cela ne suffit pas : il faut que le projet repose sur un système agricole qui permette d’être à la fois le plus respectueux possible de l’environnement tout en préservant une certaine rentabilité économique puisque si demain, on ne produit plus de vin, quel est l’intérêt de faire tout ça ? À Montrose, on s’efforce d’intégrer toutes les composantes de la chaîne de valeurs pour que le système soit cohérent, durable, et fonctionne réellement dans le temps. C’est pourquoi nous préférons parler de développement durable.
Château Montrose est souvent cité pour ses innovations techniques. Quels sont les exemples concrets de cette démarche à la propriété ?
Au regard des projections climatiques à l’horizon 2070, qui prévoient un raccourcissement du cycle végétatif de la vigne susceptible d’altérer l’équilibre des raisins, Château Montrose engage dès aujourd’hui une réflexion de long terme pour préserver l’identité de ses vins. En 2024, Montrose a mis en place une parcelle expérimentale de cabernet sauvignon, la «parcelle du changement climatique». Différents leviers agronomiques y sont étudiés afin de ralentir la maturation des raisins et de préserver les cycles actuels. Dès 2027, les premières vendanges et vinifications par modalité seront déterminantes pour adapter la conduite du vignoble de demain.
À travers cette démarche pionnière, Montrose se donne les moyens d’anticiper et d’accompagner l’évolution du vignoble, afin de garantir la qualité de ses vins pour les décennies à venir.

Est-ce que cela modifie votre manière de raconter le vin ?
Oui, sans aucun doute. Il y a quelques années, on parlait essentiellement du millésime, de la note, du classement. Aujourd’hui, on parle aussi de viticulture, d’agroforesterie, de biodiversité ou d’empreinte carbone.
Il s’agit de donner du sens et de replacer le vin dans une logique d’ensemble où chaque geste compte. À Montrose, tout est fait dans cette cohérence : le travail des sols, la gestion de l’eau, l’autonomie énergétique… Cela devient un vrai sujet de différenciation, et une fierté partagée.
Si tu avais une baguette magique, qu’est-ce que tu changerais ?
Je changerais la perception de nos marques. Aujourd’hui, Bordeaux est souvent réduit à une équation marque-prix. J’aimerais emmener les gens au cœur de ce que l’on fait pour leur faire sentir à quel point Bordeaux est exigeant, à quel point la qualité n’a jamais été aussi élevée. On parle d’un travail technique de très haut niveau, mais toujours au service du terroir et du développement durable. Ce n’est pas de la technique pour de la technique. Et ça, il faut le dire, il faut le montrer.

Comment recréer cette connexion entre Bordeaux et ses consommateurs ?
Cela passe d’abord par des visites et des échanges sincères. On le sent immédiatement quand on accueille des professionnels ou des clients venus du monde entier et qu’on prend le temps de leur raconter l’histoire, de leur faire goûter les vins… Leur regard change.
Einstein disait : “Le monde de chacun se limite à sa connaissance.” Si l’on veut retisser un lien avec le public, il faut en passer par là : la connaissance, la culture, l’éducation. Certains diront que ce ne sont que de belles paroles, mais j’y crois profondément.
Ce lien se fragilise davantage quand, pour des raisons commerciales, on simplifie à l’extrême. On a cédé à la facilité. L’arrivée des journalistes a été un tremplin extraordinaire pour Bordeaux. Mais il y a eu un revers. Tout est devenu trop simple : une bonne note, une caisse vendue et plus personne ne raconte rien. Plus de lieu, plus de visages, plus d’histoire.
Ça a duré des décennies. Aujourd’hui, nous n’avons plus le choix : la clef de la reconquête est de redonner du sens, assumer une identité claire, et recréer un lien par la transparence. Nous avons choisi cette voie-là. On parle de nos terrasses, de notre travail, de ce à quoi nous croyons.
Le case study de la Harvard Business Review au sujet de Tiger Woods et Nike m’a beaucoup marqué. Quand Tiger Woods a traversé des tempêtes personnelles, tous ses sponsors l’ont lâché. Tous, sauf un : Nike. Pourquoi ? Parce que leur promesse n’est pas basée sur l’image lisse d’un homme parfait. Leur message, c’est : Just do it. C’est un passage à l’acte. Une transformation. Un changement d’état.
Pour moi, ce parallèle est fondateur. C’est ça qui a fait la grandeur de Nike : cette capacité à raconter des histoires de résilience, de combat, de foi. Ce n’est pas juste du marketing. C’est une philosophie.
Et dans le vin, on doit retrouver cela. Retrouver du sens. Retrouver une colonne vertébrale. Il ne suffit pas de dire qu’on veut devenir une marque, encore faut-il être capable de dire quelles sont ses valeurs.
Quelles sont-elles à Montrose?
À Montrose, les valeurs sont des fondations. Des racines. Et elles sont très claires : famille, persévérance, terre… et l’innovation. Ce monde s’enracine dans une histoire. Celle d’un “mont de bruyères”, rose à la floraison, d’où le nom Montrose, donné par les marins qui chargeaient les barriques et voyaient cette tâche rose au loin. Une poésie géographique, une identité paysagère. Montrose naît en 1815. Une “jeunesse” relative dans un Bordeaux qui compte des propriétés créées au XVIIe ou même au XIIIe siècle. Mais cette jeunesse n’a pas empêché la reconnaissance. Moins de quarante ans plus tard, en 1855, Montrose est classé deuxième cru. Cette ascension fulgurante, certainement le reflet de son terroir exceptionnel et prometteur, a été suivie d’une démonstration de force et de vision.
Qu’est-ce qu’un vin émouvant ? Et en quoi Montrose l’est-il particulièrement ?
Un vin émouvant vous parle intimement, vous fait vibrer sans que vous sachiez pourquoi. Montrose, pour moi, c’est exactement ça. C’est comme marcher sur une crête, avec d’un côté la mer, de l’autre une chaîne de montagnes. Il y a une tension, un équilibre entre deux forces maîtrisées qui me touche profondément.
La première fois que je l’ai goûté, j’ai eu cette image d’une main de fer dans un gant de velours. Le directeur technique m’a confirmé qu’il vinifie Montrose comme s’il tenait deux lions en laisse sans les faire rugir.
Ce que j’adore dans ce vin, c’est qu’il vous installe immédiatement, comme dans un fauteuil. En milieu de bouche, le fruit est d’une précision incroyable : on ne parle pas de familles de fruits, on croque la baie. C’est juteux, ciselé, rien ne dépasse. Et puis les tanins n’écrasent pas, ils enveloppent, ils portent. On ne ressent jamais d’agressivité : tout est porté par une fraîcheur presque mentholée, cette note de cèdre typique du cabernet.
Et cette finale… ce côté salin, sapide, qui vous laisse une empreinte longue, mais toujours fraîche. Rien d’âpre, rien d’asséchant. Une caudalie qui semble ne jamais finir. C’est ce qui me fascine. Ce vin est à la fois dense, structuré, puissant, mais jamais dans l’excès. Il a cette grâce.
Un vin émouvant vous parle intimement, vous fait vibrer sans que vous sachiez pourquoi. Montrose, pour moi, c’est exactement ça. C’est comme marcher sur une crête, avec d’un côté la mer, de l’autre une chaîne de montagnes. Il y a une tension, un équilibre entre deux forces maîtrisées qui me touche profondément.
Peux-tu nous parler des Terrasses, essentielles à l’identité de Montrose ?
La Terrasse 4, c’est un peu notre noyau d’élite. La Terrasse 3 est déjà un socle exceptionnel qui constitue plus de 99 % des Grands Crus Classés de la rive gauche. Mais la T4, elle est tellement identitaire en termes de complexité et d’énergie.
Tout ça, on l’a compris grâce à un travail avec un géologue. Il nous a aidés à poser les bases. Il faut remonter à 1,5 million d’années avant notre ère. Ce n’est pas un moment précis, mais une série de glaciations et de réchauffements successifs qui ont fait baisser puis remonter le niveau des océans. À chaque fois, les fleuves, eux, suivent. Ils creusent, puis déposent des sédiments. C’est comme ça que se sont formées les terrasses.
Et puis, vers -700 000 ans, on a un événement tectonique majeur : la formation des Pyrénées. Un gros mouvement des plaques provoque une fracture. Résultat : le plateau de Saint-Émilion reste en hauteur, et la zone du Médoc, dont Montrose, s’enfonce. C’est ce qui crée ces terrasses, en strates. T1, T2 sont très anciennes. T3, T4, plus récentes, plus proches de l’estuaire.

Quel est l’impact sur le type de sols entre T3 et T4 ?
La T3, ce sont des sols sableux-graveleux profonds, naturellement drainants, avec de l’argile en profondeur.
En T4, c’est l’inverse : le sol est mince, constitué de graves sableuses, très drainant… mais assis sur une cuirasse ferrique. En dessous, les argiles conservent l’humidité. Donc même en période sèche, l’eau remonte par capillarité. C’est une contrainte hydrique naturelle, mais jamais un stress. Résultat ? Des peaux épaisses, des petites baies, une grande concentration polyphénolique… sans avoir besoin de chercher des degrés élevés. C’est là toute la magie.
Est-ce là, la signature de Montrose ?
Oui. On a 45 hectares sur T4, ce qui est considérable. Depuis le millésime 2023, on a sanctuarisé cette partie du vignoble historique, là où les tout premiers Montrose ont vu le jour, cette croupe qui était jadis recouverte de bruyères et qui a donné son nom à la propriété, le «Mont Rose». C’est une forme de retour aux origines.
Puis il y a un autre facteur clé : l’estuaire. Il régule le climat. Ici, on a toujours cette fraîcheur, ce microclimat unique. Ça joue énormément sur le cycle végétatif, qui démarre plus tôt. Et pour le cabernet sauvignon, c’est essentiel : il lui faut un cycle long.
Si tu devais résumer votre vision du métier en une phrase, quelle serait-elle ?
Je dirais : défendre avec conviction un vin que l’on respecte profondément c’est être un passeur exigeant et engagé. Puis, il est important de toujours garder en tête que la beauté de ce métier est de servir un lieu, une mémoire, et ceux qui en assureront demain la continuité.
Flot de conscience
Musique : La quête de Jacques Brel
Un plat signature : le navarin d’Agneau
Une célébrité/personne avec qui tu rêverais de dîner : Matthew McConaughey
Quelle bouteille choisirais-tu pour ce dîner : Château Montrose 1990
Une destination : les montagnes du Montana
Une croyance ou un mantra : « À cœur vaillant, rien d’impossible. »
Un plaisir simple : le running
Une mauvaise habitude : la gourmandise
Propos recueillis par Marie-Pierre Dardouillet, Cépages communication pour Vignobles et Châteaux
Photos : Marie-Pierre Dardouillet