Rencontre avec Baptiste Guinaudeau

Château Lafleur - Pomerol

“Vous êtes d’abord surpris par la simplicité du lieu. Une allée discrète, une maison sobre en pierre aux volets bleus et la vigne comme ligne d’horizon. La journée pluvieuse et grise apporte ses notes de terre humide qui reconnecte Pomerol aux normales de saison en cet hiver.” Nous arrivons au moment où Julie, Baptiste et Omri font un point matinal. Debout, un café à la main sur la terrasse et face aux vignes. Le ton est donné. Simplicité, sourire et naturel. Baptiste nous prévient qu’il parle beaucoup. En effet, nous échangeons autour d’un verre, Les Champs Libres 2019 pendant plusieurs heures. Les notes citronnées, florales dansent au rythme de ses mots. Au fil de l’entretien, le vin s’ouvre, sa finesse s’amplifie, son allonge vibre et cela fait écho aux propos de Baptiste qui nous livre avec passion sa vision, son sentiment d’être au bon endroit et sa sensibilité de manager. Une parenthèse à la fois terrienne et aérienne. Rencontre.

Dans quel contexte, êtes-vous arrivés avec Julie au Château Lafleur ?

Avec Julie, nous sommes arrivés à 23 ans alors qu’on venait de terminer notre BTS. Nous avons commencé très jeunes, tout comme mes parents l’avaient fait à l’âge de 24 ans. Cela a été une réelle chance qui nous a poussé à relever très vite des challenges.

En 2002, nous nous sommes positionnés pour racheter la propriété à un prix qui était déconnecté de toute réalité financière pour nous à l’époque. Travailler en famille nous a donné une grande autonomie et de la liberté dans nos choix. Après, je suis né dedans, c’est ici où je me suis toujours senti le mieux.

Dans l’histoire de la propriété, quel a été le millésime charnière ?

Le millésime charnière a été 1987. A cette époque, le grand millésime de référence était 1982 (tout comme 1947, 1971 ou 1964) mais le pire millésime que nous ne voulions plus refaire, 1984, était également présent dans le chai. Dès le printemps 1987, tous les signaux étaient au rouge avec une floraison languissante et très hétérogène… Pour éviter de répéter l’expérience de 1984, il a fallu intervenir dans les vignes avec de la vendange en vert et du tri, ce qui était contraire à l’esprit paysan où rien ne se jette. 

Cette année-là, Les Pensées de Lafleur a été créé pour aider Lafleur à se positionner là où il doit être. Mes parents ont poussé le message encore plus loin en ne produisant pas de grand vin de Lafleur ce millésime-là.

En quoi cela a impacté l’approche des millésimes suivants ?

La trilogie magique des millésimes 1988, 1989 et 1990 a suivi. De superbes expressions différentes que l’on retrouve aussi à Château Grand Village. En 1991, le gel de printemps sévit fortement et cet épisode a poussé l’ensemble des vignerons (Ausone, Cheval Blanc, Clos Fourtet… toute une même génération) à réfléchir à une viticulture à géométrie variable pour s’adapter aux conditions océaniques de la région. L’approche jardinière de la viticulture est primordiale, d’autant plus que nous valorisons notre production et que nous travaillons des petites superficies.

 1992 marque l’envol de la Rive Droite avec cette réflexion globale qui a connu aussi ses dérives comme la période bonzaï où le moins fera toujours le plus, l’approche de la concentration… L’avantage est qu’on s’est aperçu que l’on allait droit le mur. La recherche d’harmonie nous a ramenés dans le droit chemin avec les premières études de sols réalisées en 1998 avec des experts venus de l’extérieur.

Comment intégrez-vous ces données scientifiques dans votre travail quotidien ?

Les études de sols confirment les intuitions que Henri Greloud avait identifiées auparavant sur les 4,5 hectares de Château Lafleur. Il y a trois sols et un quatrième pour Les Pensées. La propriété est séparée en deux dans la diagonale avec une rive droite composée des graves parfois grosses avec des galets et d’une rive gauche avec des petites gravilles et un peu d’argile, puis une veine très argileuse à l’image de Pomerol. 

Ces études viennent confirmer nos intuitions. Notre approche consiste en un sandwich fait de deux tranches d’intuition et au cœur des convictions confirmées par des études scientifiques. Bien que nous utilisions les données scientifiques pour éclairer notre travail, la décision finale revient toujours à une part d’intuition, car nous n’avons jamais assez de données pour tout confirmer.

Bien que nous utilisions les données scientifiques pour éclairer notre travail, la décision finale revient toujours à une part d’intuition, car nous n’avons jamais assez de données pour tout confirmer.

Baptiste Guinaudeau

Quelles sont les grandes forces de Lafleur ?

Notre grande force réside dans notre approche de crus parcellaires. Nous sommes entre Pauillac et Pommard. On est à une échelle bourguignonne avec une approche bordelaise où on peut s’autoriser une page blanche à chaque millésime avec la liberté de jouer par sélection.

Comment définissez-vous le cap pour chaque millésime ?

Nous avons une idée précise où nous allons quelques minutes avant de vendanger le premier pied de vigne. Le profil du millésime a été construit tout au fil des mois à la vigne. A l’amorce du mois de février, on a déjà une idée et l’on construit cette image du millésime au fil des opérations. Nous relions ce que l’on a goûté la veille aux décisions du quotidien.

Quelles sont tes sources d’inspiration en tant que manager d’équipe ?

L’humain m’inspire au quotidien. C’est la clé des plus grandes problématiques. J’aime utiliser le parallèle avec la voile où l’on vise un point d’arrivée avec une route semée d’imprévus et de décisions prises au feeling avec réactivité.

C’est la même approche à la propriété où l’adaptation et l’intuition sont nécessaires pour être capable de prendre une bonne décision au bon moment tout en gardant le cap et en ayant la réactivité et l’adhésion de l’équipe. À Lafleur, nous sommes une équipe de 23 personnes et l’humain est le moteur principal.

Je déteste le doute. Les journées sont déjà assez chargées donc le doute, il faut le garder uniquement pour des questions de fond. Le reste, il faut en parler pour l’évacuer immédiatement. Cela demande de la communication et de la franchise. Clarté, limpidité et confiance sont des notions essentielles. 

Comment maintenez-vous les équipes avec ce même cap ?

Le mouvement perpétuel est le meilleur moyen de stimuler l’équipe. Le pire moment est l’attente, par exemple celle de la vendange. Ensuite, la richesse de l’équipe passe par la diversité de nationalités et de profils. Ici, nous avons un tiers de personnes étrangères au monde du vin et toutes ne sont pas là par hasard ! C’est le plus important.

Quelles sont les grandes valeurs ?

Nous sommes en famille, nous partageons tout. Nous aimons le vin. Nous avons des caractères forts et variés. Tout le monde participe tout au long de l’année à la vie du domaine donc nous avons une vision globale de ce qui se passe. Cela évite les scissions entre les différents savoir-faire nécessaires pour l’élaboration du vin. Après, c’est évident que certaines spécialisations arrivent avec le temps pour gagner en expertise.

Quelle place occupez-vous avec Julie au sein de cette équipe ?

Avec Julie, nous pourrions être tous les jours à la vigne et au chai. C’est là où nous aimons être, mais nous devons aussi avoir ce rôle de cheville et d’impulser l’ensemble. Cela a permis à mes parents de lever le pied et de faire des choses qu’ils n’avaient pas eu le temps de faire jusque-là comme réaliser la communication, les étiquettes ou encore travailler notre distribution pour la mettre en cohérence dans notre recherche de valorisation. Ce sont des projets qui ont monopolisé certains membres de l’équipe.

De mon côté, je garde un œil sur tout. Je veille sur chacun et mon objectif est de trouver meilleur que moi sur chaque question aussi bien en interne ou en externe.

Quels sont les grands sujets du moment ?

Nous vivons une période dorée où les grands millésimes s’enchaînent. Nous arrivons à un point de bascule où ce qui faisait les atouts d’un grand millésime à Bordeaux se trouve perturbé. Avant, il y avait trois grandes matrices. Soit une matrice solaire, avec un climat chaud et sec comme 1989, 2005 ou 2015. Soit une matrice classique “bordelaise” marquée par une influence océanique avec des vins plus équilibrés comme 1986, 1988, 2014 ou 2012. Puis, les millésimes avec des matrices extrêmes, très humides ou très chaudes.

Auparavant, nous relevions un millésime extrême par décennie alors que ces dernières années, ils s’enchaînent.

2016 marque un tournant. C’est un millésime mixte avec des séquences marquées et des bascules rapides d’un extrême à l’autre que nous avons vécus en 2018 puis 2020.

Nous vivons une période dorée où les grands millésimes s'enchaînent. Nous arrivons à un point de bascule où ce qui faisait les atouts d’un grand millésime à Bordeaux se trouve perturbé.

Baptiste Guinaudeau

Dans quel état d’esprit êtes-vous ?

Nous sommes bénis des dieux ! Nous maîtrisons les directions pour garder les équipes dans la bonne dynamique. Avec Julie, nous arrivons aussi à une période de notre vie où cela fait 20 ans que nous faisons du vin. On a fait des erreurs, on a vécu des choses et on se sent plus à l’aise. Cela aide beaucoup. Tout est vertueux. Mais la question est comment peut-on faire perdurer cela ? Comment va-t-on transmettre tous nos acquis ? Comment va-t-on être capables d’adapter au mieux notre viticulture à celle de demain qui sera dans un contexte différent ? Même si on aime le dynamisme, nous trouvons que cela bouge vraiment très vite.

Que recherches-tu avant tout dans les vins ?

Pureté, éclat, brillant, transparence dans le tramage. Densité par le velours du tanin plutôt que par la puissance. Longueur et rebond. Notre intérêt est porté sur ce qui se passe dans les minutes après avoir dégusté plutôt que dans l’immédiateté de l’attaque ou du milieu de bouche. Tout cela se travaille à la vigne. Ensuite, cela est préservé, révélé et fixé au chai.

Nous travaillons des petits crus. La parcelle des Pensées fait 0,7 hectare donc le challenge pour nous est de gérer ces petits volumes sans trop extraire, car nous n’avons pas l’effet de masse pour équilibrer. Nous sommes en permanence en recherche de finesse. Nous assemblons les raisins très tôt avec des choix de vendange précis pour avoir le volume nécessaire. Nous travaillons le parcellaire voir intra parcellaire à la vigne toutefois en cave nous ne cherchons pas à isoler en multitude de lots notre vendange. Selon nous, le mariage précoce est le plus heureux dans le vin. La maturité, les séquences et les cycles de croissance de la vigne sont plus facilement identifiables à la vigne pour aller dans cette recherche d’harmonie, d’unité et d’éclat.

Comment arrivez-vous à trouver ce point d’équilibre entre technique et intuition ?

Le point de départ est que nous aimons ce que nous faisons. Le vin est organique, ce n’est pas que du scientifique. Avec nos propres seuils de détection, nous avons tous la même boîte à outils : une bouche et un cerveau. C’est dans l’identification des outils qui la composent qu’on a un chemin à parcourir. Puis, il y a surtout une notion de continuité sans un chemin technique. On aime tous le confort mais c’est dans l’inconfort qu’on évolue le plus. Au début, nous avions financé un projet où nous n’avions clairement pas les moyens. Aujourd’hui, nous sommes face à l’inconfort climatique… Finalement, ces situations d’inconfort nous stimulent.

Dans cette recherche subtile d’équilibre pour perdurer, il faut toujours se méfier des modes et des solutions miracles. Il faut se consacrer à l’adaptation en réel de ce qui se passe sur le moment et de bien s’entourer. Depuis 2008, toutes les décisions ont été prises entre Julie et moi. Notre grande chance réside dans le fait que nous avons toujours été entourés par les bonnes personnes tout en ayant la carte blanche de mes parents. Pour moi, il n’y a pas de décisions compliquées, le pire est de ne pas en prendre de toute façon.

Qu’aimes-tu transmettre au buveur ?

Amuse-toi ! Fais ton chemin ! Sers-toi de cette expérience de dégustation personnelle pour continuer ton chemin. Prend conscience que l’expérience de la dégustation n’est pas dans l’immédiateté, mais dans la longueur. Les finales font réellement la différence entre les bons vins et les grands vins. La qualité de l’assise est ce subtil curseur qui nous fait basculer dans une autre dimension. C’est ce vers quoi on aime ouvrir la porte.

Restez curieux ! Les gens les plus néophytes sont parfois les plus intéressants, car ils se laissent porter par l’émotion du vin et n’en font pas une lecture technique ou préconçue.

En quoi la réorganisation de votre distribution s’inscrit-elle dans votre philosophie de travail ?

Au travers d’une distribution avec les bons partenaires, nous valorisons tous les investissements et les efforts que nous faisons à la propriété. C’est dans cet esprit que nous avons adopté un système mixte avec une offre en primeurs et aussi des millésimes prêts à boire. Nous continuons à vendre en primeurs même si aujourd’hui l’exercice repose sur des notes à un stade où il est difficile de se projeter dans la bouteille. Les primeurs sont une étape dans le millésime tout comme le sont les quatre saisons. C’est une occasion aussi d’échanger avec les acteurs qui sont au cœur de ces primeurs. La commercialisation de vins en bouteille est une autre étape et nous veillons aussi à préserver cette activité en complément des primeurs.

Vignobles et Châteaux est l’un des ambassadeurs du Château Lafleur. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ?

Les négociants, vous êtes le maillon final essentiel pour nous. Vous bouclez la boucle sans quoi nous n’aurions pas de transmission et de déconstruction de la pensée des gens sur les grands vins de Bordeaux. Créer une émotion, un souvenir, c’est la porte d’accès aux grands vins de Bordeaux.

Portrait

Une lecture : Le Monde, je suis un grand lecteur de presse

Une musique : Beastie Boys

Un film : Amores Perros de Iñárritu

Une odeur : les graves mouillées après la pluie

Un millésime : 2016, le tournant

Une bouteille mémorable : Echezeaux Grand Cru 2002 de Emmanuel Rouget

Un plat : brouillade à la truffe

Une destination : Australie, Victoria

Un mantra : bouge, bouge, bouge

Un dimanche parfait : peu dormir et s’amuser ! On passe beaucoup de temps à cheval et dans l’eau par exemple à surfer.

Les vins liés à l'article :

Quelques repères :

1650 : Jacques Verdery installe Château Grand Village

1872 : Henri Greloud, aïeul de Baptiste Guinaudeau, achète une parcelle de 4ha58 et créé Château Lafleur

1920 : André Robin, petit neveu d’Henri, passionné de génétique replante l’intégralité de Lafleur avec des plants de grande qualité dont le Bouchet

1944 : Thérèse et Marie Robin héritent du domaine, ce sont les 40 années sous cloche de Lafleur par non choix de leur part

1985 : Sylvie et Jacques Guinaudeau sont appelés en tant que fermier au Château au décès de l’une des sœurs

1987 : Création du second vin, Les Pensées de Lafleur qui deviendra par la suite Les Pensées, un cru à part entière sur les argiles sablo-graveleux du vignoble du Lafleur.

1990 : Sylvie et Jacques lancent Château Grand Village Blanc

2000 : Julie et Baptiste Guinaudeau arrivent à la propriété

2002 : La famille Guinaudeau a l’opportunité de racheter la propriété 

2013 : Premier millésime du cru Les Champs Libres

2018 : Lancement du cru Les Perrières

Propos recueillis par Marie-Pierre Dardouillet, Cépages communication pour Vignobles et Châteaux

Photos : Cyril Bernard 

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